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Nouvelle originale / Janvier 2006 / Déposée à la Société des Gens de Lettre le 1er férvrier 2006. 

 

L’apprenti

 

_______________

 

Les chutes de neige avaient été abondantes, la couche atteignait la taille d’un homme debout. Passé le nouvel an, le temps changea. Un froid sec s’installa. Les enfants allaient patiner sur les eaux gelées des étangs, une saison idéale pour refaire provision de glace que l’on entreposait dans des caves profondes. La glace récoltée pouvait tenir une année entière, conservant aliments et denrées périssables. Conrad Hirsch, commerçant pâtissier et son commis s’étaient levés avant l’aube. Blottis au fond de la charrette sous d’épaisses fourrures de loup, ils se laissaient conduire par le cheval. Pour avoir fait le chemin tant de fois, l’animal savait se diriger seul, allant au pas lent de son rythme, Conrad le laissait faire. Vers l’est, le ciel prenait les teintes d’une aube polaire annonciatrice d’un jour glacial. Arrivé au bord du lac, Conrad stoppa l’équipage.

- Dieu, qu’il fait froid ce matin. Hep  petit ! Réveille-toi. On est arrivé.

- Quoi ? Dit le gosse les yeux pleins de sommeil.

- Je disais qu’il faisait un froid à ne pas mettre un chien dehors. Tu dormiras mieux ce soir. Debout paresseux ! On a juste le temps d’avaler un morceau et puis on se met au boulot. Aller, dit-il en  secouant gentiment l’apprenti par les épaules.

Peter se redressa, s’étira dans un bâillement bruyant, sauta à terre aussi leste qu’un chat. L’homme et son commis se dirigèrent vers un banc couvert de givre, l’époussetèrent, s’assirent lourdement. Conrad Hirsch posa le panier, sortit un drap enroulé autour d’une boule de pain, y tailla deux belles tranches, se mirent en demeure d’avaler leur en-cas, sans prononcer une seule parole de trop, sans même se regarder, chacun s’appliquant à mastiquer avec lenteur son pain et son fromage, amusés par les ébats de trois canards qui se baignaient dans l’unique trou d’eau qu’ils s’étaient réservé.

- J’en goûterai bien un peu de votre eau de vie.

- Foutre Dieu ! T’es bien jeune mon gars pour boire de cette eau là. Ça va te couper les pattes, lui dit-il en lui tendant une fillette de gniole. 

- Ouah ! Que c’est fort ! dit Peter en avalant une lampée d’alcool.

- Hé là jeune homme, redonne-moi ça. Tu ne seras plus bon à rien si t’en bois trop.

Conrad attrapa la petite bouteille, en but à son tour plusieurs rasades, se leva en essuyant les miettes de pain prisonnières de sa barbe, claqua bruyamment de la langue par contentement.

- On n’est pas heureux ici,  dit-il à son commis en lui administrant une bourrade amicale?

- Sûr qu’on est heureux mon patron ! C’est qu’elle est bonne votre eau de vie. J’en reboirais bien un peu.

- Hé ! Comme tu y vas ! Tu en auras à la pose si tu travailles vite et bien. C’est vrai qu’elle est foutrement bonne. Elle réchauffe le corps de l’homme  en moins de deux !

- Alors, vous devez être sacrément réchauffé, patron !

- Petit impertinent, répondit Conrad en lui adressant un regard amusé et complice. Alors, on s’y met à cette glace ?

- J’arrive patron.

- Va chercher les sacs de cuir. Je vais les enfiler aux sabots, sans cela le cheval se gèlerait les jambes. Il ne serait plus bon à rien

Peter remonta dans la carriole, prit les quatre sacs de cuir, les lança à son patron qui les chaussa au cheval, puis l’homme empoigna la bride, s’engagea sur l’étendue gelée avec prudence et lenteur, jaugeant l’épaisseur de la glace d’un simple coup d’œil et particulièrement attentif au premier bruit suspect. Il entraînait l’attelage jusqu’à ce qu’il atteignit l’endroit voulu. La bête hennissait d’inquiétude, hochait de la tête en tout sens, tirait sur la bride. Avec l’insouciance de ses jeunes années, Peter suivait en riant, amorçait quelques glissages, tombait sur l’arrière train, s’amusait comme un gosse épris de liberté. Sa joie était communicative, Conrad aimait bien ce gosse, content de tout, heureux de vivre. Lui aussi aurait bien aimé glisser sur les fesses mais ce n’était plus de son âge.

- Tu vas bien finir par te briser le cou, petit couillon, dit-il en ricanant. Ramène-toi un peu par ici. Je crois que le coin est bon.

Conrad empoigna sa vrille, perça quelques trous alignés puis engagea le fer de l’égoïne, trancha la croûte glacée avec une étonnante facilité. A cet endroit, la glace n’était pas aussi épaisse qu’il l’aurait imaginé.

- Patron ! Elle est bien mince votre glace ce matin ?

- T’en fais pas mon gars, elle pourrait bien supporter une dizaine de gars comme toi. Et puis, je t’ai déjà dit qu’on ne disait pas « votre glace, vos affaires, votre cheval » et que les choses que tu désignes ainsi ne sont pas les miennes. Cette glace appartient à qui veut la prendre. Bon sang de bon Dieu, qu’il fait froid, dit-il en soufflant dans ses moufles. Prends cette scie et remplace-moi un instant, il faut que j’aille pisser.

- Soyez prudent patron, ne vous gelez pas votre bazar !

- Me geler mon bazar. Non mais !

Le commis riait et sciait avec la vigueur. Conrad s’éloigna, passa derrière la charrette, ouvrit son pantalon et entrepris de vider sa vessie. Il dirigeait son jet abondant et fumant toujours vers le même endroit, lâchant avec ostentation un pet retentissant qui ne manqua pas de déclencher l’hilarité du petit commis.

- Vous aller effrayer les corbeaux.

- Tu apprendras, espèce d’ignorant que tu es que pisser sans péter c’est comme un défilé sans trompettes, dit Conrad en secouant énergiquement sa verge.  

Autres rires en cascades du gamin quand brusquement, Conrad entendit un craquement lugubre, puis un autre plus fort encore. Il se retourna,  aperçu le gamin disparaître sous la glace en un instant. Le cheval se cabra, affolé par le danger immédiat. Puis se fut au tour de la charrette qui chavira sur l’arrière, entraînant le cheval dans son engloutissement. Conrad se précipita sur les rênes, eut à peine le temps d’ôter la bride, tira de toutes ses forces pour retenir l’animal. A son tour, il sentit le sol se dérober sous ses pieds. Il avait de l’eau à mi-cuisse, une eau glaciale, mordante qui atteignit son ventre. Saisi par l’extrême rudesse du froid, Conrad suffoqua. La panique s’empara de lui. Il s’agrippa à la crinière de son cheval, sauta sur l’encolure. La bête avait des gestes fous et des hennissements suraigus. En un instant, la situation tourna au drame. L’animal  n’arrivait pas à remonter sur la glace qui se brisait sous son énorme poids.

- Dans quelques instants tout sera trop tard se dit Conrad.

A grand coup de gueule et de cravache, il força l’animal à avancer vers la rive. L’homme et la bête se frayaient un chenal jusqu’à ce qu’enfin, ils prissent pied sur la berge, l’un comme l'autre transis de froid, pétrifiés par la peur.  

Plus rien ne bougeait à la surface des eaux. Quelques plaques de glaces partaient à la dérive. Conrad fut saisi d’un tremblement violent. Il fallait qu’il se mette à l’abri, se réchauffer au plus vite s’il ne voulait pas mourir de froid. Il regrimpa sur sa monture et parti au grand galop vers la ville. L’air glacial lui cinglait le visage accentuait l’horrible sensation de froid mordant ses entrailles et ses poumons. Ses vêtements devinrent durs comme carton. Le cheval écumait, ses naseaux fumaient comme une marmite sur le feu. Conrad poussa davantage l’animal au risque de le faire crever sous lui.  

 

Le lendemain, il retrouva son cheval allongé dans le box, à l’agonie, les yeux remplis d’une grande frayeur. Conrad resta près de lui jusqu’à sa fin en lui parlant doucement comme il aurait parlé à un ami, lui caressait les naseaux brûlants de fièvre, le remerciait pour l’avoir sauvé d’une mort certaine quand Elisabeth entra.

- Dis, Papa, est-ce que notre cheval va mourir ?

Oui ma chérie.

- Tu crois qu’il va aller au ciel ?

- Bien sûr qu’il va y aller ! Au ciel des chevaux.

- Et les enfants, est-ce que tu crois qu’ils vont ciel quand ils meurent ?

- Il y a un paradis pour tout le monde, pour les chevaux comme pour les humains. 

- Et bien moi je sais que le paradis, ça n’existe pas. C’est parce qu’on a peur de mourir.

- Qui t’a dit cela ? Te voilà bien assurée !

- Je le sais, dit Elisabeth avec aplomb.

- Tu dis des sottises. Tu ferais mieux d’aller jouer avec tes poupées.

- Je m’en fiche de mes poupées, elles sont idiotes! C’est pour les filles les poupées.

- Tu n’es peut-être pas une fille ?

- Si ! Mais je préfère jouer avec les garçons. Ils sont plus drôles.

- Comme tu voudras, seulement fais-moi la promesse que tu ne parleras à personne du paradis comme tu l’as fais et que tu ne penseras plus à la mort. C’est normal de mourir mais tu es encore trop jeune pour t’en préoccuper.

- Oui Papa ! Dit Elisabeth en haussant les épaules mais moi je mourrai avant d’être grande.

- Je te trouve bien insolente et bizarre ce matin. Tu n’es qu’une petite impertinente. Tu ne sais pas de quoi tu parles.

- Si, renchéri-t-elle. Dieu c’est des mensonges qu’on raconte aux enfants.

- Vas-tu te taire enfin ! Dit Conrad ulcéré. Qu’elle mouche t’a piquée pour être aussi effrontée ? Par le diable et tous les saints du paradis, j’en ai assez entendu. - Va dans ta chambre. Tu y resteras jusqu’à l’heure de midi. Quelle foutue gamine fais-tu là ! Nom de nom de… qu’elle culot cette jeunesse qui croit tout savoir !

 

Conrad demanda au curé s’il ne serait pas possible de dire une messe pour son cheval et si cela c’était déjà fait. Le prêtre refusa sous le prétexte que les animaux ne pouvaient avoir une âme et qu’il ferait mieux de vendre la carcasse pour en faire de la viande de boucherie. Conrad y renonça, fit enterrer son cheval près du cimetière, se recueilli longuement sur sa tombe en se demandant si réellement les animaux avaient ou non une âme, assuré que son bon vieux cheval devait en avoir une pour l’avoir sauvé d’une mort certaine.

 L’animal enseveli, Conrad, sa fille Elisabeth, le bourgmestre et quelques personnes de la paroisse se rendirent à l’étang. Une mince pellicule de glace s’était reformée à la surface des  eaux sombres. On repêcha le corps  de Peter. Il avait le visage détendu, les yeux mi-clos et la bouche entrouverte sur un sourire figé. Soudain, la bouche se déforma, les joues se boursouflèrent comme si quelque chose voulait en sortir, puis les mâchoires se desserrèrent laissant apparaître la tête d’une anguille. Tel un étron lisse et sans fin, l’animal glissa hors de l’orifice buccal, fila vers la berge, disparu dans les eaux noires de l’étang.  

 

 

 

 

 

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